IV

La communication entre les vivants et les morts est une chose si sacrée qu’il faut bien se garder de la tenter à la légère. Tout être humain qui a compris quelques parcelles des lois spirituelles n’essaiera pas volontairement d’appeler un disparu par crainte de lui porter un préjudice réel ; par crainte aussi d’aller aveuglément à la rencontre de cruelles désillusions.

 

La plume suspendue, Papus relut le paragraphe qu’il venait d’écrire. Puis il hocha la tête et conclut son labeur, l’air satisfait, en pesant de tout son poids sur le tampon buvard.

« Voilà enfin le n°35 du Voile d’Isis ! » bâilla-t-il en s’écartant du bureau de ses deux bras tendus.

Il faisait déjà nuit et il lui fallut un temps d’observation pour remettre son esprit sur les rails de cette fin de soirée. La vieille lampe Pigeon posée sur son bureau ne suffisait pas à éclairer le séjour et il ne distinguait plus la comtoise. Quelle heure pouvait-il bien être ? Il se détendit et laissa glisser son dos rond au fond du fauteuil. De sa main, il lissa ses moustaches de vieux morse qui coulaient, encore noires, sur une barbe déjà grise. Il inspira la lourde odeur d’encens que cet ignorant de David s’obstinait à brûler à longueur de journée. L’Occulte doit sentir l’encens. Il s’était résigné à respecter cette loi qui semblait satisfaire l’ensemble de ses visiteurs.

« Tu es encore là, Raymond ? » lança-t-il à l’obscurité en rajustant son peignoir écossais.

Des ténèbres du bout de la pièce, un grognement lui répondit. Il saisit la lampe, la tendit à bout de bras et devina la forme endormie, là-bas, sur la bergère élimée. Raymond était resté là où David l’avait posé tout à l’heure. Malgré deux gros coussins de part et d’autre, il avait glissé sur le côté jusqu’à ce que sa tête touche l’accoudoir. Un reflet trahissait une coulée de salive sur le poil dru de sa barbe de ratier. Comment s’était-il fini aujourd’hui, à l’absinthe ou à l’éther ? Papus soupira à la vue des jambes vides de son pantalon étalées sans pudeur sur le fauteuil comme un linge sale qu’on aurait jeté là. David avait bien proposé un jour de remplacer ce vêtement inutile par un simple sac de toile, mais un souvenir de dignité avait poussé le vieux Raymond à refuser. Pauvre Raymond qui vivait comme un objet que l’on déplace et qu’on oublie. D’habitude, la présence de ce morceau d’homme échoué à l’autre bout du séjour l’exaspérait. Mais pas ce soir.

Papus baissa sa lampe pour admirer encore une fois la caisse posée devant son bureau sur l’épais tapis aux motifs persans. Elle débordait des ustensiles de cuivre que David avait astiqués depuis le matin à la farine et au gros sel. Le filet métallique, roulé avec délicatesse, rutilait comme au premier jour. Voilà comment on efface vingt ans en quelques coups de torchon énergiques ! Il s’agenouilla devant la malle aux trésors et saisit le potentiomètre. Il tourna l’objet entre ses doigts comme pour jouer avec le reflet de la lampe sur le cuivre poli, puis il vérifia que le cadran pivotait facilement autour de son axe. David avait fait du bon travail.

Il repensa à Raymond.

« Et si c’était le moment de reprendre du service, mon vieux ? »

Un nouveau grognement, là-bas, trahit un lambeau de vigilance derrière les vapeurs d’alcool. Mais il n’y avait pas de danger à se confier à ces oreilles sans conscience.

« Vingt ans qu’on attend ! Tu sais, je commençais à ne plus y croire. Mais ils m’ont rappelé, Raymond, ils m’ont rappelé la nuit dernière ! Ils veulent que je les fasse venir. Exactement comme à l’époque ! »

Sans cesser de caresser le cadran de cuivre, il s’était relevé en faisant craquer ses genoux et dardait la panse conquérante d’un Alexandre en robe de chambre.

« Je ne peux pas me taire, tu comprends ? Après vingt ans, je ne peux pas faire comme si je ne les avais pas entendus. Toute ma vie, j’ai attendu ce moment, et nous y sommes enfin ! L’apogée de mon Œuvre ! La gloire de l’Ordre martiniste, notre apothéose ! »

Le souffle court, il fixa l’obscurité, longtemps. Puis, à regret, il reposa doucement son précieux jouet dans la caisse.

« Je suis fou, Raymond. J’ai promis. Je ne peux pas faire ça. Le Khan me tuerait. Il nous tuerait tous ! »

Un tonnerre de coups sur la porte l’interrompit. D’instinct, il se protégea la tête comme si la mort venait déjà punir ses projets coupables. Mais un deuxième roulement de tambour sur la petite vitre le ramena à la réalité. Il sourit de sa terreur de gamin. Ces manières de brute, ça ne pouvait être que David. Il finirait bien par le casser, ce carreau, à force de cogner dessus.

« Maître ! Il y a un visiteur qui attend au portail !

— Entre, David. »

La porte s’ouvrit d’un coup sur la carcasse du géant aux pieds nus. Il portait la sempiternelle chemise qui lui arrivait sous les genoux. Il en avait acheté une pleine caisse au pavillon des colonies de l’Exposition universelle et, depuis, il ne mettait que ça. Il se justifiait en expliquant même à ceux qui ne le demandaient pas que c’était la tenue des Bédouins du désert. Mais Papus n’avait jamais compris en quoi cela légitimait le fait de s’habiller ainsi dans les rues de Neuilly. Et puis, il y avait ses pieds nus. Était-ce une coutume du Sahara, de l’Himalaya ou de la planète Mars ? Sans doute seulement la marque d’une pointure hors gabarit. Toujours est-il que les grand-mères de la rue de la Ferme bouclaient leurs volets sur le passage de cet ogre au naturel.

Sans ménagement, David chercha l’interrupteur en tapant le mur et l’actionna comme on tord le cou d’un poulet. La lumière électrique embrasa le vaste séjour. L’homme-tronc posé sur le fauteuil sursauta en poussant un cri puis retomba lourdement sur l’accoudoir.

« Allons, qu’est-ce qui se passe ? interrogea Papus, la main sur les yeux.

— Des visiteurs pour mademoiselle Lucrèce. »

Le visage de David, déformé par l’excitation, était encore plus laid qu’à l’ordinaire. Un visage de Mardi gras, une tête modelée de la main gauche. Il n’y avait même plus de symétrie dans ses traits. Au début, pourtant, il faisait attention, mais aujourd’hui il semblait s’être habitué aux regards horrifiés ou dégoûtés et il n’essayait même plus d’arranger le tableau.

Sur le mur du fond, la comtoise avait réapparu.

« Il est plus de neuf heures, David. Qui vient voir Lucrèce si tard ?

— Ce sont des Russes, maître. Un monsieur Oulianov avec deux autres personnes qui n’ont pas dit leur nom.

— Qui ça ?

— Vladimir Oulianov. C’est comme ça qu’il a dit.

— Qu’est-ce qu’il vient faire ici, celui-là ? Et puis, ce n’est pas une heure ! Je suis en robe de chambre.

— Il a dit que c’était mademoiselle Lucrèce qui lui avait demandé de venir.

— Allons bon ! »

Papus remonta la ceinture de son peignoir par-dessus son ventre et se lissa les tempes de la paume des mains.

« Tant pis pour les convenances. Fais-le entrer. Mais avant cela, emmène-moi Raymond dans sa chambre. »

Alors que David le saisissait par les aisselles, Raymond s’agita en une caricature de colère. Du fond d’un gouffre ouaté, ses protestations ne parvenaient à la surface du monde qu’en une logorrhée embrouillée. Par fragments, il cracha qu’il ne voulait pas retourner dans sa chambre, qu’il en sortait à peine et que David ne savait pas ce qu’il voulait à le balader sans cesse d’un endroit à un autre.

Ses aboiements étaient déjà dans l’escalier quand Papus ajouta en criant : « Et dis aussi à Lucrèce de descendre. Dis-lui que son ami, monsieur Lénine, est arrivé ! »

 

Le temps de refermer la précieuse caisse et David était de retour avec les visiteurs.

Ce Lénine n’était ni aussi grand ni aussi maigre que dans le journal. Papus avait vu sa photographie alors qu’il haranguait la foule lors des événements d’octobre, mais ce n’était pas le même homme. Une veste de grosse laine et une casquette de wagonnier lui faisaient une allure bonhomme. En se découvrant, il s’était ébouriffé les cheveux qui lui restaient sur les tempes. Avec ces deux plumeaux qui lui encadraient la tête, comment aurait-on pu deviner le pourfendeur de tsars ? Ses yeux étaient deux billes rondes et noires, deux yeux d’ours en peluche cousus trop serré mais qui vous clouaient au premier regard comme une grenouille sur sa planche pour vous sonder les entrailles et les pensées secrètes.

En deux mots de russe, il renvoya au jardin les gaillards qui l’escortaient. Papus s’avança et lui saisit la main avec chaleur.

« Monsieur Oulianov, quel plaisir de vous recevoir ici ! Lucrèce m’a tellement parlé de vous, il me tardait de vous rencontrer enfin. Soyez le bienvenu au sein de la faculté des sciences hermétiques de l’Ordre martiniste dont je m’honore d’être le vénérable grand maître. »

Il écarta les bras et en balaya avec orgueil les murs de la pièce. Lénine n’y vit qu’un capharnaüm, une accumulation sans ordre de tentures aux couleurs lourdes frangées d’or, de bibelots géométriques en cristal, de pentacles et d’épées ciselées et d’une collection de babioles égyptiennes qui aurait paru ridicule même dans un temple des bords du Nil.

« Bonsoir, monsieur Encausse. Lucrèce m’a prié de lui rendre visite ce soir. Je serai rapide et je ne vous importunerai pas longtemps. »

Il avait l’accent russe que l’on attendait, mais sans plus.

« Vous pouvez m’appeler Papus comme le font mes amis.

— Vous confondez vos amis et vos disciples, monsieur Encausse. »

Papus le regarda mieux. Cet homme n’était pas un adolescent venu courtiser Lucrèce, c’était un révolutionnaire de ceux qui calculent leurs mots, un homme qui avait connu la Sibérie et qui maintenant égrenait les jours qui le séparaient de la révolution internationale. Papus aurait dû le craindre mais, au lieu de cela, il se sentit soudain fier à l’idée que le célèbre Lénine ait trouvé le temps de se déplacer pour venir parler à sa petite.

« Asseyez-vous, monsieur Lénine. Vous permettez que je vous appelle comme cela ? »

Les deux hommes prirent place de part et d’autre d’un large guéridon recouvert de velours marine. Lénine se troubla de nouveau en pensant qu’il ne manquait qu’une boule de cristal pour parfaire l’ambiance puis il prit le parti de ne plus tenir compte du décorum et d’écouter poliment son hôte en attendant Lucrèce.

« Savez-vous qu’un bureau de l’Ordre martiniste vient d’ouvrir à Saint-Pétersbourg ? Je dirige une organisation internationale maintenant, un peu comme vous ! »

Sous la table, le poing de Lénine écrasa sa casquette.

« Mon université s’est donné pour but d’éclairer le monde en brisant cet obscurantisme officiel dont on gave les populations. La science, monsieur Lénine, quelle pantalonnade ! Ces beaux messieurs des instituts ne voient que le visible, la forme, le phénomène, quand moi, je dévoile l’invisible, l’idée et le noumène. »

Lénine jeta un coup d’œil à la comtoise. Papus continua sans le voir.

« La méthode principale de la science occulte, c’est l’Analogie. Elle permet de déterminer les rapports qui existent entre les phénomènes. Avez-vous lu mon traité élémentaire de la méthode analogique ? »

Pour toute réponse, Lénine prit une profonde inspiration et lui décocha un regard acéré. Papus lui sourit et attrapa un petit tome à la couverture rouge.

« Tenez. C’est un cadeau. Venez en discuter quand vous l’aurez lu. Les portes de mon université vous seront toujours ouvertes. »

Puis l’immobilité et le silence se refermèrent sur les deux hommes. Par-dessus le guéridon, la bouille joviale de Papus et le masque glacé de Lénine se répondaient sans un mot. Pris par une gêne de maîtresse de maison, Papus se frotta les mains, tapa deux fois le velours de la nappe et s’éclaircit la gorge.

« Lucrèce vous a-t-elle raconté notre voyage en Russie ? Je l’ai emmenée il y a quelques années voir les plaines de votre beau pays. Elle a adoré ces paysages romantiques, cette grandeur, cette âme slave qui rayonne des arbres et des rochers. Je pense que c’est depuis cette époque qu’elle a développé cet amour de la Russie et du genre d’idées que vous représentez, monsieur Lénine. Nous avions été invités…

— Vous vous moquez de moi ? Vous étiez invité par le tsar, monsieur Encausse. L’avez-vous déjà oublié ? Vous étiez là pour l’aider, vous et vos sortilèges de grand-mère, à trouver une solution aux événements d’octobre. Je me demande ce que je fais ici ! »

Il avait lancé le petit livre sur le sol. Les joues de Papus avaient disparu. La bouche entrouverte, les lèvres pâles, il avait saisi le poignet de Lénine, qui faisait mine de se lever.

« J’ai été stupide de vous parler de cela, je voulais seulement vous faire la conversation. Je ne fais pas de politique, vous le savez bien. Je ne travaille que pour ma science.

— Non, vous avez travaillé pour le tsar, et c’est de la politique, que vous le vouliez ou non ! »

 

Comme un seau de clochettes lancé dans l’escalier, les cris de Lucrèce dévalèrent les marches et engloutirent les deux hommes surpris dans leur lutte stupide.

« Vladimir ! Tu es venu ! Comme je suis heureuse ! Oncle Gérard, je vois que vous êtes déjà amis tous les deux ! »

Ses cheveux noirs, raides comme des baguettes, lui frappaient les joues à chaque marche. Lénine tourna la tête et ne vit que son sourire tout blanc et ses dents pointues entre ses lèvres sanguines. Elle s’était habillée à la garçonne avec ce pantalon de tweed gris qu’elle mettait toujours.

Une vague joyeuse submergea la pièce. Comme chaque fois, Papus perdit quinze ans. Cette petite, c’était son opium. Il la contempla alors qu’elle passait devant lui. Elle n’était pas mignonne comme une fille ni belle comme une femme. Elle n’était pas vraiment douce ni très fragile pour son âge. Elle était magnétique et mystérieuse, fulgurante et sauvage. Un concentré de vie qui imbibe tout ce qu’il touche et s’insinue dans les fissures des carapaces.

Déjà, elle s’était accrochée au cou de Lénine et l’embrassait sur la joue. Le révolutionnaire hébété souriait à pleines dents en une grimace ahurie qui trahissait le manque d’accoutumance à un tel bonheur tout simple.

« Je suis contente que tu rencontres enfin Vladimir, oncle Gérard. Il compte tellement pour moi ! Et pour le monde ! Vladimir sera bientôt le maître de la Russie et de la révolution prolétarienne dans toute l’Europe ! Parce que seule la dictature du prolétariat peut mettre fin à la lutte des classes ! » Elle levait l’index, l’air docte. Était-elle sérieuse ? Papus pensait que oui, Lénine avait renoncé.

« Asseyez-vous, mes enfants.

— Nous allons faire de grandes choses, oncle Gérard ! Toi, moi, Vladimir, nous allons faire l’Histoire ! Nous allons libérer le monde de l’aliénation ! »

Personne n’aurait songé à tempérer cette fougue rafraîchissante. Lénine ramassa le petit livre rouge sur le sol et le posa doucement sur le guéridon.

« Pourquoi m’as-tu demandé de venir, Lucrèce ? »

Sa voix était calme et apaisée. Ses deux mains à plat sur la table, il caressait le velours marine du bout des doigts. Lucrèce baissa le visage au ras de la nappe en plissant les yeux. Lénine, sans y penser, l’imita et tendit l’oreille pour entendre son secret.

« Le tsar arrive demain à Paris !

— Oui, je suis au courant. Cette histoire est très étrange. Les visites surprises ne sont pas dans ses habitudes. J’ai demandé à quelques camarades de se renseigner. J’aimerais bien savoir ce qu’il vient faire à Paris.

— Peu importe. L’essentiel est qu’il soit ici, à notre portée !

— Que veux-tu dire, Lucrèce ? »

Elle releva son museau de souris. Papus les regardait sans écouter avec l’expression béate d’une mère de famille à un goûter d’anniversaire.

« Et si tu nous faisais une tisane, mon oncle ? Bien chaude avec du miel et un biscuit aux amandes ! »

Il trotta vers la cuisine sans poser de question. Lucrèce put reprendre le ton de la conspiration.

« J’ai quelqu’un pour nous débarrasser du tyran !

— Que dis-tu ?

— Je suis sérieuse. Samedi, dans le métropolitain, le tsar peut disparaître et la révolution recommencer.

— Lucrèce, murmura Lénine en lui prenant la main. Ma camarade, tu es une jeune femme efficace et je connais la force de tes amis. Tu as aidé notre cause et je suis toujours très attentif à tes idées et tes initiatives. Mais il ne s’agit plus de faux papiers ou de trafic d’armes. Tu me parles d’assassiner un homme très protégé, un despote qui tient la police et l’armée. Ce n’est pas une opération que l’on improvise en deux jours. Les hommes de l’Okhrana sont partout.

— Rassure-toi, Vladimir. D’abord, je ne te demanderai rien. Une fois que tu seras sorti d’ici, nous ne nous reverrons plus avant dimanche, quand tout sera fini. Personne ne sait que tu m’as vue ce soir. Considère cette opération comme étrangère à tes services.

— J’ai déjà perdu un frère à cause d’une telle folie. Tu es trop précieuse, Lucrèce. Les bases logistiques du Parti sont encore fragiles à Paris. Je ne veux pas que tu prennes ce risque. Notre cause a trop à y perdre.

— Mais qui te parle de prendre des risques ? Ce n’est pas moi qui ferai le coup, Vladimir. Je ne serai pas plus impliquée que toi dans cette affaire. »

Il fronça les sourcils. Lucrèce arborait le triomphe d’une gosse qui va lâcher la réponse à la devinette.

« Mon oncle a été visité la nuit dernière !

— Visité ?

— Ça serait long à expliquer, mais fais-moi confiance. Mon oncle n’est pas le pantin que beaucoup voient en lui. Il ne sait pas faire grand-chose, je te l’accorde, mais ce qu’il sait faire, crois-moi, est extraordinaire ! Grâce à lui, nous allons gagner, ce soir même, un allié inestimable.

— Quel allié ?

— Un terroriste fanatique entièrement rallié à notre cause. Le bras armé de la révolution, le Soldat Rouge des masses prolétariennes !

— Mais de quoi me parles-tu, Lucrèce ?

— Je te parle de l’attentat politique parfait. Un meurtre sans meurtrier. Rien qui permette de remonter jusqu’à nous.

— Mais dans quel monde vis-tu ? On tuerait le tsar à Paris et personne ne soupçonnerait les bolcheviques de Lénine ?

— Mais, si le tsar est mort, quelle importance ?

— Et s’il ne meurt pas ?

— Je ne peux pas échouer, Vladimir.

— Tu es devenue folle !

— Les tisanes sont prêtes ! » Du virage de la cuisine, Papus s’annonçait bruyamment, de peur de gâcher la pureté d’un baiser qu’il croyait surprendre. Il posa les tasses brûlantes sur le velours et resta là, les mains sur les hanches dans la posture de l’aubergiste ravi. Lucrèce le remercia et continua en se versant du miel.

« Voilà, Vladimir. Je ne t’en dirai pas plus. C’est maintenant qu’il faut décider si tu me fais confiance ou pas.

— Je te fais confiance, Lucrèce, ce n’est pas la question. Mais je n’ai rien compris à ton projet.

— Approuves-tu mes objectifs ?

— Tes objectifs ? Bien sûr. Ce sont les objectifs de la révolution. Mais…

— Alors, donne-moi carte blanche et tu ne le regretteras pas ! »

Elle se figea soudain comme dans ces jeux d’enfants où l’on fait la statue, et le fixa d’un regard d’hypnotiseur. Lénine essaya bien de tourner la tête mais ses yeux restèrent accrochés aux siens. Il respirait plus vite et malaxait la casquette posée sur ses genoux.

On dit que le moucheron, englué dans une toile, ne cherche pas à fuir quand arrive l’araignée. On dit aussi que tous les prédateurs usent de cette même emprise sur l’esprit de leur victime. Un opium qui fige les sens et aide à accepter la volonté de son bourreau.

Papus se pencha pour lui rapprocher sa tasse.

« Buvez tant que c’est chaud. »

Mais Lénine recula dans un crissement de chaise et s’appuya des deux mains sur le guéridon. Il parut hésiter.

« Tu réfléchis trop, Vladimir. »

Elle avait murmuré avec le sourire d’un ange, un ange aux cheveux noirs qui siffle ses menaces sur un air de comptine. Le temps d’un clignement, les yeux de Lénine partirent vers le haut pour revenir à Lucrèce comme s’ils avaient glissé dans leur orbite.

« Arrête, Lucrèce ! bégaya-t-il. C’est de la folie ! La révolution socialiste a bien assez de martyrs. »

Il ferma encore les yeux et secoua la tête.

« Mais je vois bien que je ne retiendrai pas ta détermination, camarade. Après tout, cela n’aurait pas de sens que je cherche à sauver ce tyran. » Les mots lui échappaient en écorchant ses lèvres au passage. Il semblait surpris de leur envol, comme si quelqu’un d’autre les avait prononcés à sa place.

Alors il se pencha pour embrasser Lucrèce sur le front. Il paraissait tout à la fois vaincu et serein, frappé soudain d’une grande fatigue. Il se leva et traversa la pièce au ralenti en se revissant sur la tête une casquette chiffonnée. Croyant qu’il trébuchait, Papus fit un pas pour le soutenir, mais Lénine le repoussa d’un geste agacé.

La poignée de porte dans la main, Lénine chercha une dernière fois à remonter le courant qui l’emportait. Ses lèvres de truite asphyxiée articulèrent quelques mots silencieux avant de se résigner à lâcher un solennel « À dimanche, Lucrèce ! ».

 

Papus, incrédule, éteignit la lumière électrique et revint s’asseoir en accrochant au passage la lampe Pigeon toujours allumée.

« Eh bien, il n’est pas resté longtemps, ton ami ! »

La pièce disparut une nouvelle fois et le monde se recroquevilla en une boule lumineuse autour du guéridon de voyante.

Lucrèce fixait toujours la porte qui avait avalé Vladimir. Cela avait été si facile ! Quelques instants plus tôt, elle était encore assise sur le bord de son lit à lancer ses arguments à la face d’un Vladimir imaginaire de l’autre côté du miroir de sa garde-robe. Elle sentait encore le tremblement de ses jambes quand, descendant cet escalier, elle avait trouvé les deux hommes en pleine querelle de foutriquets.

Et puis, tout s’était délié. L’oncle Gérard s’était mué en grand-mère à gâteaux et Vladimir n’avait pas dépassé le premier niveau de son arsenal d’arguments. Elle avait été stupide d’avoir eu peur, de ne pas croire en sa propre force. De toute façon, cela finissait toujours comme ça. Que les hommes sont faibles !

« Prends sa tisane, mon oncle, il est parti sans y toucher. »

Elle le regarda tremper sa moustache dans le liquide brûlant. Pauvre oncle, il n’y comprenait rien.

« Raconte-moi encore comment ils t’ont contacté, oncle Gérard. »

En matou docile, il commença son récit sans aucune méfiance, au point d’en être attendrissant.

« C’était la nuit dernière. Il devait être bien tard car mon sommeil était profond et de très bonne qualité. Ils m’ont visité sous la forme d’un rêve. Un rêve réel. Je me sentais parfaitement éveillé mais j’avais une conscience aiguë de mon état. Je sentais l’oreiller sous ma nuque. J’entendais mon souffle lent.

— C’est toujours comme ça que ça se passe ?

— Ce n’est que la deuxième fois que je suis contacté, Lucrèce. La première fois, c’était très différent. C’était pendant ma maladie. J’étais terrassé par une fièvre que les médecins n’arrivaient pas à réduire et qui m’a tenu dans le coma pendant des semaines. Je n’ai pas vraiment rêvé cette fois-là. À mon réveil, j’avais juste le souvenir du contact de Bélial. »

Le nom choqua Lucrèce. Comment pouvait-il le prononcer si facilement ? Il n’avait même pas baissé le ton, comme s’il avait dit Dupont ou Durand.

« Mais cette fois, c’était tellement plus clair, continua-t-il. Je lisais le Livre de la Vie, les archives de lumière ouvertes par l’ange de l’Apocalypse !

— Sois concret, oncle Gérard.

— Mais il n’y a rien de plus concret ! Quand ils m’ont appelé, j’ai ouvert les yeux. Nous étions dans une pièce sans meubles qui ressemblait aux combles d’un immeuble haussmannien. Mais l’air était glauque. Pas seulement la lumière, l’air même que je respirais avait la couleur verte du céladon. Comprends-tu, Lucrèce ? Le vitriol vert de la deuxième branche du pentagramme d’Éliphas, la polarité négative.

— Mais eux, ils étaient là ? Ceux qui t’ont appelé, tu les voyais ?

— Ils étaient trois. Celui du fond tenait un enfant par l’épaule. Le petit était terrorisé. Dans cette ambiance de rêve, tout cela me semblait normal. Je n’éprouvais aucune surprise. Mais j’avais peur. Terriblement peur. Une peur instinctive. Mes tripes, ma chair, mon sang me criaient de me réveiller pour quitter cet endroit. C’était pire que la mort, c’était la crainte d’une mort imminente qui s’étirait à l’infini, un état d’agonie perpétuel. C’était merveilleux ! La peur lunaire, la polarité négative, le douzième arcane du tarot des Gitans, le Pendu !

— T’ont-ils dit pourquoi ils t’avaient appelé ?

— Le premier à briser le silence fut l’enfant. Il a juste dit monsieur comme s’il m’implorait. Celui qui le tenait par l’épaule l’a regardé. Puis le gosse a pleuré et ne s’est plus arrêté jusqu’à la fin du rêve. Je me souviens avoir pensé que ce gamin, c’était moi. Ses larmes m’ont déchiré et la peur est devenue l’angoisse de toute une vie. Une puissante angoisse d’enfant qui comprend pour la première fois qu’il est mortel.

— Mais ils t’ont dit quelque chose ? Comment sais-tu qu’ils t’ont appelé ?

— Attends un peu, curieuse ! C’est celui qui était le plus proche de moi qui a parlé. Il était très poli. Il s’est excusé de me déranger et m’a prié de ne pas avoir peur de lui. C’était impossible. Il était terrifiant. Des yeux de braise, une mâchoire démesurée, des dents si grandes qu’il tirait en permanence sur ses lèvres pour maintenir la bouche fermée. Malheureusement, je ne l’ai pas reconnu. Il faudra que je cherche encore dans la bibliothèque. Sa voix était douce et je sentais qu’il essayait de paraître rassurant mais son timbre était profond et résonnait comme le ronronnement d’un félin monstrueux prêt à me dévorer. Et cette odeur ! L’odeur de la cendre chaude qui réveille la peur du feu, la peur ancestrale d’être consumé par les flammes de l’Enfer.

— Et qu’est-ce qu’il t’a dit, mon oncle ?

— Mais laisse-moi le temps de raconter mon histoire, veux-tu ? Il m’a dit qu’il m’attendait. C’était très précis, comme un rendez-vous d’affaires. Il m’a donné son adresse. Une adresse du bottin ! À Paris ! Après tout, c’est ce que montre le chrisme de l’étendard de Constantin : le triple tour de corde, les trois mondes enroulés les uns dans les autres ! Il m’a dit qu’il y serait pendant encore deux jours. C’est le délai qu’il m’a accordé pour lui obéir.

— Et tu vas lui obéir ?

— Tu es folle ? Tu sais bien que ton père me l’a interdit ! J’ai donné ma parole. Je ne peux pas faire ça.

— Allons, mon oncle ! Tu n’y as même pas pensé ?

— Pas un instant. Je me suis réveillé heureux d’avoir fait ce rêve qui me rappelle ma jeunesse, le début de tout cela, quand tu n’étais pas encore née, Lucrèce. L’origine de l’Ordre et de ma vocation, la confirmation de mes théories.

— Et tu n’as pas pensé aller voir à cette adresse ?

— Non, je t’assure.

— Alors pourquoi as-tu demandé à David de ressortir cette caisse de la cave ? »

Elle avait fait mouche. L’oncle Gérard n’était qu’un rat de bibliothèque. Tant qu’il pouvait retourner un texte cent fois sous sa plume, il était éloquent. Mais confronté à la violence de l’immédiat, il se dégonflait comme une baudruche. Il ne réfléchissait pas assez vite. Et puis, il était incapable de se méfier d’elle. Comme tous les hommes.

« Mon oncle, depuis vingt ans tu vis ici avec David et Raymond. Pourquoi t’imposes-tu ces deux minables ? David, je veux bien, il te rend des services, mais Raymond ? Pourquoi tu t’encombres de cet infirme imbibé du matin au soir ? Par philanthropie ? Laisse-moi rire ! Tu les as supportés pendant vingt ans parce que tu attendais ce jour où tu aurais besoin d’eux. Que tu le veuilles ou non, tu les as bichonnés comme ta machine en cuivre. Alors qu’est-ce que tu vas faire ? Tu vas laisser passer les deux jours, remettre la caisse à la cave et reprendre ton train-train avec ces deux guignols ? »

Dans les yeux de l’oncle Gérard, c’était la panique. Dans sa chambre, Lucrèce gardait un article à propos des dresseurs de lions. Elle y avait lu que, pour mater la bête la plus coriace, il suffisait de lui montrer une seule fois qu’on la dominait. Un seul duel et puis c’était pour la vie.

On y était.

Mais son oncle résistait encore.

« Tu ne comprends pas ce que ton père représente pour moi, Lucrèce. Je lui ai promis que je ne recommencerais jamais. C’est un pacte entre lui et moi.

— Un pacte ! Tu me fais rire. La vérité, c’est que tu as peur de lui. Regarde-moi, est-ce qu’il me fait peur à moi ?

— Ce n’est pas pareil, tu es sa fille.

— Mais si, c’est pareil. Il s’en fout, de sa fille !

— Ne crois pas cela, Lucrèce.

— Et puis, bientôt, tu seras aussi puissant que lui. Tu n’auras plus de raison d’avoir peur. »

Elle lut aussitôt dans son regard que ce dernier argument le paniquait plus encore. Ce n’était pas un homme de pouvoir. C’était un oncle joufflu qui buvait sa tisane en robe de chambre écossaise. Elle changea de cap.

« Voilà ce que je te propose. Lors de l’invocation, c’est moi qui les appellerai, c’est moi qui utiliserai la Voix et qui me lierai à eux. Je saurai les contrôler et je te protégerai, mon oncle. Tu n’auras plus rien à craindre. »

Il sortit le nez de sa tisane. Elle le laissa la regarder un peu. Mais au fond de son gros corps amolli par le miel et la fatigue, le lion se rebellait encore.

« Je te connais bien, Lucrèce. Je t’aime comme ma fille, tu sais ? Au début, je me suis occupé de toi parce que cela aussi je l’avais promis. Mais maintenant, ce n’est plus pareil. Je tiens tellement à toi ! Tu ne te rends pas compte du danger de ce que tu me proposes. Je les connais, tes trafics avec tes amis du maquis de Montmartre ou de la rue de Lappe. Qu’est-ce que tu crois ? Je les ai vus, les pistolets et les faux passeports. Ah, je comprends pourquoi il t’aime tant, ton Vladimir ! Mais si je t’abandonne le pouvoir que tu demandes, qu’en feras-tu ? Qu’est-ce que tu as dans la tête, Lucrèce ? Tu te vois en tsarine de ce Lénine, c’est ça ? Tu rêves d’un palais à Moscou ou de ce château de Tsarskoïe Selo où je t’avais emmenée ?

— Non, mon oncle. Tout restera comme avant. Je te le jure. Je veux juste te faire plaisir parce que je sens bien que cette invocation, c’est le rêve de ta vie. Regarde autour de toi, tous ces symboles, ces hiéroglyphes, ces livres anciens. C’est toute ta science, ton université. Que penseraient tes frères martinistes s’ils apprenaient que tu allais laisser passer cette chance ?

— Mais ton père…

— Ne me parle plus de mon père ! C’est toi, mon père, oncle Gérard. C’est toi qui m’as élevée. Je n’ai jamais connu que toi et cette maison. »

C’était le moment d’arrêter. Il tendit le bras par-dessus le guéridon et posa ses doigts sur sa joue.

« Lucrèce, ma fille. »

Elle tourna la tête et lui embrassa la paume de la main.

« Dis-moi oui, oncle Gérard. »

Elle avait gagné. Il ne lui résisterait plus. Même Lénine n’avait pas pu lui résister. Enfin, le lion baissa la crinière.

« C’est d’accord, mais… »

Elle ne le laissa pas finir. Elle s’éjecta de sa chaise et en un bond s’accrocha à son cou.

« C’est merveilleux ! Nous partons tout de suite ! Va vite chercher David et rassemblez le matériel. Dis-lui aussi de chauffer la Delaunay. Moi, je m’occupe de Raymond. Je le descendrai moi-même. »

Elle était déjà dans l’escalier qu’elle grimpait quatre à quatre.

Derrière, Papus s’était appuyé d’une main sur le guéridon. De l’autre, il tira sur la ceinture de son peignoir qui le serrait un peu. Puis il traîna les pieds jusqu’au mur et y chercha à tâtons de quoi tirer du sommeil à la fois son esprit et le reste du séjour.

Au clic de l’interrupteur, la blancheur de l’énergie électrique lui purifia le corps et l’âme. Il respira la lumière et s’en emplit les poumons. Il la laissa percer ses orbites, pénétrer son crâne et sublimer les cellules pétrifiées de son encéphale. Puis il la regarda courir et fouetter les murs. Il communiait avec cette vague d’énergie qui redonnait vie au pentagramme d’Éliphas, là, derrière son bureau, puis qui rebondissait pour réveiller les plaquettes d’ivoire d’Osiris, sur le buffet, et le caducée qu’il avait tracé lui-même sur le tableau noir, ce matin.

Comme un maelström qui à son paroxysme effondre toute sa force sur son cœur offert, Papus vit, sous la lumière, le feu du cuivre exploser sous le couvercle mal fermé de sa malle aux trésors.

Lucrèce a raison, se dit-il. On ne peut pas résister à son destin. Si ma vie doit s’achever, qu’elle s’achève ce soir, à ses côtés, alors que je conclurai l’œuvre de ma vie !

 

Lucrèce se glissa dans la chambre sombre de Raymond. L’oncle Gérard ne s’était pas moqué de lui en lui laissant cette grande pièce qui donnait sur le parc. Mais, après tout ce temps, elle était devenue une souille puante où l’on ne s’attardait plus que le temps de poser Raymond ou de l’attraper en vitesse. Ce trou sentait la crasse, le tabac et la chimie. Une concoction d’éthanol et d’éther relevée d’une pointe d’anis. Lucrèce s’agenouilla à côté du lit et secoua l’épaule de Raymond suffisamment fort pour le tirer des bras de sa fée verte.

Mais il ne dormait pas.

« Lucrèce ? C’est toi ? »

Ses mots, embourbés dans l’alcool, sortaient en désordre. Lucrèce lui laissa la main sur l’épaule.

« Raymond, il faut que tu me dises encore ! »

Il grogna en remontant sur la fin pour marquer l’interrogation.

« Dans ce journal dont tu m’as parlé l’autre jour. Tu te souviens ? Dis-moi encore ce que tu as lu ! »

Mais il ne répondit que d’un souffle que des glaires faisaient clapoter. Était-il seulement en état de les accompagner en voiture ? Foutu Raymond ! On n’avait besoin de lui qu’une seule fois tous les vingt ans. L’oncle Gérard aurait dû le surveiller. On ne laisse pas rouiller le matériel d’urgence, même s’il ne sert jamais.

« Réponds ! C’est important pour moi. Souviens-toi, tu m’as dit qu’il y avait eu une guerre en Russie, que le tsar était mort, que Lénine avait gagné sa révolution socialiste ! »

Essayait-il de lui répondre ou ronflait-il ? Une plainte de chien blessé sortit de sous sa moustache. Il pleurait l’imbécile ! Elle s’approcha davantage pour décoder ses lèvres.

« Pauvre petit prince Alexis.

— Oui, c’est ça, Raymond ! Le petit prince a été tué aussi ! Alors tu confirmes ? Tu es sûr ? »

Il remua la tête en brayant de plus belle.

« Merci Raymond, merci ! »

Elle le serra dans ses bras et en profita pour l’extraire du lit. Poussant la porte du pied, elle tituba jusqu’à l’escalier avec sa peluche de tombola qui lui pleurnichait toujours sur l’épaule.

« Nous sommes prêts, Lucrèce ! »

En bas des marches, ils l’attendaient telle une vedette de cabaret. David était radieux, solaire comme le médaillon dont il avait enrichi sa djellaba. Elle ne se souvenait pas l’avoir jamais vu à ce point heureux. Non pas qu’il fût sinistre d’habitude mais simplement hébété ou concentré sur sa prochaine tâche. Sur le cuir de sa gueule cassée, les plis du sourire n’étaient pas bien faits. Alors sa joie lui sortait par les yeux, brillants et bien nets, des yeux de chien qui part en promenade. Un jour qu’elle était petite fille et qu’il taillait avec elle les rosiers du jardin, il lui avait confié qu’il partirait en voyage quand l’oncle Gérard le lui demanderait et que sa mission sur terre était de préparer ce jour. C’est exactement cela que claironnait son torse bombé sous son médaillon à deux sous.

À ses côtés, l’oncle Gérard avait enfilé un complet et tenait la mallette où il gardait ses affûtiaux de cérémonie. Par un tour de passe-passe, il avait escamoté le gros homme en robe de chambre qui tramait des pieds l’instant d’avant. Elle le trouva soudain épanoui et simplement heureux. Avec un peu de retard, un effluve de fleur d’oranger monta jusqu’à elle. C’était son odeur de 14 Juillet, quand il emmenait sa belle danser sous les lampions, sa petite fiancée aux cheveux tout noirs.

La voyant, David se précipita et chargea Raymond sur son épaule en s’excusant. Restée seule en haut des marches, elle les regarda encore qui attendaient béatement son commandement.

Comme un coup au ventre, une angoisse brûlante explosa dans ses veines à lui troubler la vue. Un trac astringent, un poison minute qu’elle n’avait pas prévu. Lénine était parti et l’oncle Gérard lui avait tout abandonné. Elle était donc seule maintenant. Seule à emmener deux naïfs et un estropié vers le néant, l’inconnu, le hasard. Elle ne savait même pas où ils allaient.

« À quelle adresse nous attendent-ils, mon oncle ?

— Rue Galvani, dans le XVIIe.

— Galvani ? Comme la machine ? Ils sont marrants, tes amis. »

Elle se força à rire et lança ses jambes encore tremblantes.

« Allons-y ! »

Les Démons de Paris
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